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2021-08-07 13:47
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Les victimes de l’e-résidence estonienne


Dans Virus Info 30, nous avions expliqué comment créer une société à distance en Estonie grâce à l’e-résidence, un concept encore tout nouveau. Un an plus tard, dans Virus Info 34, nous en avions dressé une liste, encore compréhensible, de problèmes pour les premiers utilisateurs. Faisons le point sur le programme avec six ans de recul ! Spoiler : la situation n’est pas vraiment meilleure.

RAPPORT CONFIDENTIEL - E-résident: comment ouvrir un compte bancaire en Estonie (et comment le conserver)

L’e-résidence d’Estonie est une carte à puce qui permet de se connecter à des sites Web et de signer des documents en ligne dans un pays fortement numérisé. Dans les faits, elle est surtout utilisée pour créer et diriger une société à distance. Selon les derniers chiffres officiels, environ 80 000 e-résidents ont fondé 16 000 sociétés en Estonie. Ces trois dernières années, 20 % des sociétés privées à responsabilité limitée y ont ainsi été fondées depuis l’étranger. Une bonne opération pour le pays. Mais pas forcément pour les candidats. Tout d’abord, toutes les sociétés ne sont pas actives, bloquées par telle ou telle raison (généralement bancaire, nous y reviendrons). L’administration ne donne pas le nombre de sociétés concernées, de même elle ne dit pas combien de sociétés d’e-résidents ont été fermées que ce soit après une faillite ou parce que l’entrepreneur a finalement renoncé devant les blocages ; le nombre ne serait pas connu, ce que nous avons du mal à croire. D’ailleurs, qu’ont fait les dizaines de milliers d’e-résidents qui ont payé (plus de 100 € actuellement, sans compter le prix du voyage vers un point de livraison où les empreintes sont scannées) pour obtenir la carte, mais n’ont jamais ouvert de société ? Vue sous cet angle, l’e-résidence est un échec partiel.

Marketing encore, marketing toujours
Il ne faut pas oublier que nous parlons de personnes – et qui habitent souvent dans des « pays pauvres », pas seulement de nombres qui permettent à des employés gouvernementaux d’avoir un budget de fonctionnement plus important l’année suivante… De fait, nous avons croisé beaucoup de ces entrepreneurs qui ont cru les promesses marketing, dépensé parfois des milliers d’euros et perdu du temps pour rien. Nous vous proposons une interview représentative en encadré.

« J’ai perdu plus de 2 000 € »
Nous avons rencontré Maria (prénom changé), une jeune femme habitant en Allemagne lors de son premier voyage en Estonie, puis suivi l’ensemble de son parcours.


Pourquoi avoir opté pour l’e-résidence d’Estonie ?
Je pensais que ce serait économique et moins de bureaucratie pour ouvrir ma première société alors qu’elle serait encore petite.

Qu’avez-vous fait avec l’e-résidence ?
J’ai essayé de faire des affaires au nom de ma société estonienne sur le marché allemand, mais cela n’a pas fonctionné : les sociétés allemandes ne prenaient pas cela au sérieux.

Quelles ont été les barrières ?
Sans solution bancaire sérieuse, je ne pouvais faire aucune opération sérieuse. J’ai essayé d’obtenir un numéro de t.v.a. pour des imports depuis en dehors de l’Union européenne. Les autorités fiscales ont refusé ma demande pour la raison que les biens seraient importés en Allemagne et non en Estonie. Je dois obtenir un numéro de t.v.a. en Allemagne donc. (Note de la rédaction : et pour obtenir un numéro de t.v.a. en Allemaut d’abgne, il faord en obtenir un en Estonie…).

Quels ont été les frais de votre « aventure » estonienne ?
Pour obtenir la carte un peu plus de 100 € (voyage compris à l’ambassade), 400 € de frais pour créer la société et 150 € d’agent local obligatoire. Ensuite 800 € pour un voyage à Tallinn (pour essayer en vain d’ouvrir un compte bancaire). Puis pour la liquidation 600 € d’agent et 120 € pour renouveler la carte d’e-résidence qui avait expiré entre temps. Je ne sais pas encore exactement combien je vais devoir payer pour que la société soit totalement dissoute. Cela a été une perte de temps et d’argent. Il vaut mieux créer une société où vous savez mieux comment cela fonctionne.

Lors de ses difficultés, Maria s’est tournée vers le service d’e-résidence, mais n’a jamais reçu d’aide qui lui aurait évité de commettre de nombreuses erreurs administratives. Finalement, l’entrepreneuse s’est résolue à fonder une société allemande qui aujourd’hui tourne bien malgré la crise.


Très forte en marketing, l’e-résidence présente encore et encore les mêmes entrepreneurs à succès. Mais ceux qui sont bloqués se plaignent très souvent d’être totalement abandonnés à eux-mêmes. L’administration a longtemps promis un réseau social à la Facebook censé permettre aux e-résidents de s’entraider. Une réponse totalement inadaptée aux problèmes, selon nous. Et, de fait, malgré les investissements financiers, un gros travail et des années d’attente, le réseau social n’a jamais vu le jour sauf en version beta, abandonnée depuis. L’Estonie propose souvent ses réalisations logicielles en open source, ce qui aurait permis de, peut-être, sauver le projet, mais rien de tel cette fois. En attendant, les entrepreneurs continuent souvent de faire face à deux difficultés majeures : fiscale et bancaire.

La résidence fiscale ne change pas !
L’Estonie se félicite des 17,5 millions d’euros d’impôts et taxes rapportées par les sociétés d’e-résidents en 2020. Elle pourrait déchanter dans les prochaines années, si elle se trouve contrainte de rembourser les sommes perçues à tort, car elles auraient dû être taxées dans un autre pays.
Longtemps le service d’e-résidence a été flou sur l’aspect fiscal. Mais elle a fait des efforts pour rectifier le tir, contrairement à certains de ses partenaires comptables. Xolo, par exemple, explique ne pas travailler avec des e-résidents ayant un « établissement stable » dans un autre pays. Mais combien de clients potentiels comprennent la signification juridique de ce terme ?
Expliquons en gros : selon le modèle OCDE (le plus utilisé dans le monde), si le travail et la direction d’une société sont faits depuis un autre pays, la société e-résidente doit déclarer un « établissement stable » dans cet autre pays, y payer ses impôts et autres, comme une société locale. Par établissement stable, on n’entend pas seulement une usine : cela peut-être aussi l’endroit où se déroulent les assemblées d’actionnaires, où sont stockés les archives comptables de la société, où travaille le dirigeant (cela peut être son domicile, une chambre d’hôtel…), etc. En pratique, cela oblige à avoir une comptabilité dans deux pays et complexifie donc les choses pour l’entrepreneur. Ne connaissant pas ces dispositions des accords fiscaux bilatéraux, ou les niant volontairement, des e-résidents ont décidé de payer leur dû en Estonie, pays aux conditions parfois plus avantageuses que leur pays résidence, pensant ainsi ne plus être redevables chez eux. Erreur ! Certains sont passés au travers des mailles du filet jusqu’ici, mais d’autres se retrouvent désormais avec leur fisc local sur le dos, l’Estonie envoyant automatiquement les informations à ses homologues pour éviter les fraudes. Comprenant trop tard que leur montage fiscal est boiteux, certains e-résidents décident de fermer leur société, tandis que le comptable qui avait pris sa commission à la création de la société en prendra une bien plus importante à sa fermeture.

Difficultés bancaires
La discrimination IBAN se présente quand un organisme ou une société de la zone SEPA (Euro) refuse de traiter avec un numéro de compte bancaire commençant par les lettres d’un autre pays de la zone. C’est illégal depuis l’application d’une directive de 2012 et confirmé par une décision de justice européenne de 2019. Chaque pays doit faire appliquer la loi chez lui. Des sociétés financières comme (Transfer)Wise ou Revolut dont les clients font face à des difficultés ont décidé de mener une campagne pour alerter les autorités européennes. Toujours à l’affût d’un bon coup marketing, l’agence gouvernementale d’e-résidence a décidé de s’y joindre, sauf que l’Estonie fait plutôt partie des mauvais élèves dans la lutte contre la discrimination IBAN, contrairement à la France ou l’Irlande par exemple qui ont mis en place documentations et contacts pour les consommateurs lésés.
Les e-résidents d’Estonie, eux, y font face à deux niveaux. Le premier concerne les prélèvements automatiques : les banques estoniennes refusent que l’argent soit prélevé depuis l’étranger. Là, ce sont les autorités estoniennes qui devraient faire pression sur ces banques. La Commission européenne a, d’ailleurs, été alertée l’année dernière qu’il y a des pays récalcitrants, dont l’Estonie donc, qui risquent des sanctions financières (sur le dos des contribuables, c’est-à-dire les victimes !).
Le second blocage pour les e-résidents est lorsqu’il est au contraire question de recevoir de l’argent sur leur compte bancaire. Pour signer un contrat de diffusion de contenus dans leurs boutiques de téléchargement, des sociétés comme Google ou Apple (aux branches basées en Irlande) exigent que le compte bancaire soit dans le pays du siège de la société. Des sociétés utilisées pour recevoir des paiements (les PayPal et consorts) ont souvent la même exigence. Or de nombreux e-résidents se voient refuser l’ouverture d’un compte en Estonie et doivent donc utiliser des banques plus compréhensives ailleurs. Là, l’agence gouvernementale d’e-résidence pourrait contacter l’autorité irlandaise (ou du Luxembourg, etc.) pour que ces comptes soient acceptés par Google et Apple plutôt que laisser les e-résidents se débrouiller tout seuls. Elle s’y refuse.

La concurrence arrive !
À défaut, l’Estonie devrait mettre en place un moyen pour assurer un numéro de compte estonien à chaque société d’e-résident (en désignant une banque d’office ou en fournissant des numéros de compte aux sociétés financières qui le demandent, en vain jusqu’ici). La seule banque estonienne conseillée par l’équipe d’e-résidence est son partenaire LHV (que nous ne conseillons vraiment pas suite à de mauvaises expériences !). Au passage, soulignons que l’ouverture d’un compte à distance en Estonie pour les e-résidents n’est pas possible à ce jour, il faut se rendre dans le pays, d’où une dépense supplémentaire. À titre officieux, ce serait toutefois possible pendant la pandémie de Covid-19. 10 % des dossiers seraient refusés par LHV et les recalés se plaignent souvent d’un manque de soutien de l’équipe d’e-résidence (qui fait comme s’il n’y avait pas d’autres banques dans le pays).
Il est important que le service d’e-résidence d’Estonie réagisse face à ces problèmes, car les solutions concurrentes sont de plus en plus nombreuses : l'Azerbaïdjan (quoique, pour celle-là, la situation est pire), Lituanie (avec l’avantage d’une banque locale plus accessible, Revolut, pour contourner la discrimination IBAN), Dubaï, etc. Avec, souvent en prime, un meilleur contexte fiscal.


Que faire d’une société sans activité ?
Des e-résidents aux sociétés dormantes (obligées de faire des déclarations quand même) conseillent d’ignorer les avertissements de l’administration. Selon eux, au bout d’un certain temps, cette administration décidera d’entreprendre des démarches de dissolution forcée qui semblent ne rien coûter à l’entrepreneur. Faute d’un recul suffisant, nous ne conseillons pas cette solution qui passe par la case justice. D’autres tenteront de revendre leur société « coquille ». Malheureusement, il est difficile de trouver un acheteur, car créer une nouvelle société revient moins cher (190 € de frais si soi-même). Quelques-uns peuvent, toutefois, être intéressés par une société ayant déjà un certain âge sur le papier, car cela pourrait la rendre plus crédible.


Pour qui ?
Du fait des contraintes évoquées dans cet article, l’e-résidence d’Estonie ne peut convenir qu’à un nombre limité de cas. Par exemple, pour contourner un capital minimal légal trop important exigé dans certains pays (en Estonie, le capital minimal est de 2 500 € et la société peut agir dans d’autres pays quand même). Pour des nomades numériques qui passent leur temps dans des pays où aucun établissement stable ne sera à déclarer (en fonction des lois locales, de la durée du séjour, etc.) ; la liste est relativement courte. Pour un actionnaire passif (n’ayant absolument aucune activité dans la société) qui n’a aucune volonté d’éluder le fisc dans son pays, mais préfère éviter les voyages en Estonie. Pour un actionnaire actif qui habite dans un paradis fiscal. Pour permettre à un résident hors Europe de cacher (un peu) sa localisation réelle et/ou simplifier des démarches en Europe. Enfin, pour une personne qui se prépare à vivre en Estonie, car les démarches pourront être accélérées à l’arrivée.


Le bogue du visa de nomade numérique
L’Estonie a été le premier pays au monde à lancer un visa pour nomade numérique. À condition d’avoir des revenus importants d’un travail à l’étranger (plus de 3 500 € par mois, alors que le salaire minimal en Estonie est autour de 600 €) et de payer les impôts en Estonie, une personne venant d’un pays en dehors de l’Europe peut rester 12 mois en Estonie. La solution a été présentée comme complémentaire à l’e-résidence. Sauf que les deux statuts sont… incompatibles ! En effet, selon la loi, le visa est accordé à une personne touchant des revenus d’une société non estonienne ou étant freelance, ce qui n’est pas le cas d’un employé de société à responsabilité limitée estonienne ! Nous n’avons connaissance d’aucun contre-exemple. D’ailleurs, quelques mois après son lancement, le visa n’avait été accordé qu’à moins de 10 personnes alors qu’il avait été évoqué par des médias de la planète entière. Un très bon coup marketing, là encore !


Dernière minute !
Nous apprenons qu’il existe une solution « simple » pour obtenir un numéro de compte bancaire estonien : Payhawk. Attention, il s’agit d’une fintech (donc sans garantie bancaire sur les dépôts…) et d’autres services sont associés à ce compte, avec un coût total important à la clé (plus de 90 € par mois, sans compter la carte de débit !). En fait, cette solution est possible depuis novembre 2020. Difficile de croire que l’équipe d’e-résidence ignorait son existence (la solution fonctionne grâce à son partenaire LHV…), mais elle a attendu de signer un contrat de partenariat avant d’en informer les e-résidents. Eh oui, l’équipe d’e-résidence est comme cela : elle refuse d’informer sans contrepartie. Combien d’e-résidents ont dû payer pour fermer leur société entre-temps alors qu’ils auraient pu continuer avec Payhawk ? L’équipe d’e-résidence passe d’ailleurs encore sous silence d’autres solutions plus récentes comme Wamo ou Juni (gratuite pour le moment !).


RAPPORT CONFIDENTIEL - E-résident: comment ouvrir un compte bancaire en Estonie (et comment le conserver)


Rapport confidentiel : les 0 % d’impôt pour les e-résidents d’Estonie sont un mythe ! Solutions.




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